Gallimard
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«Jeanne M. parle une langue amputée, celle de ses parents. On ne nomme pas tout du monde. La chair, sauf si elle se mange, est imprononçable. Femme n'existe qu'en synonyme d'épouse. Jeanne M. lit en cachette l'encyclopédie médicale que sa mère a achetée à un représentant. Les descriptions, les croquis lui donnent des frissons. Elle sent comme une bête dans sa culotte. Ce sont les mots, là, bannis, remuants. Elle les chuchote devant un petit bout de miroir, regarde ses lèvres dire ce que sa main caresse. Sur les photos de classe, Jeanne M. tord un peu ses doigts, elle ne fixe jamais l'objectif, elle baisse les yeux, esquisse un sourire. Elle porte des chandails que sa mère lui tricote, des vêtements qu'elle passe à sa soeur. Jeanne M. a les cheveux châtains. Son immense regard vert clair lui donne un air inquiétant, mélancolique, rêveur. À l'école, sa soeur se bat pour elle, Jeanne M. ne se défend jamais. Elle ne dit pas où elle a mal, ne demande rien quand elle a faim. S'enfonce dans la sensation.»
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Dromadaires
Ma mère me coud une robe longue en plumetis rose. Je vais faire partie du cortège de la Reine du Printemps. Je serai assise à ses pieds, sur son char qui défilera dans les rues. Le jour J, nous sommes plusieurs enfants décoratifs. Je ne parle à personne, je ne chahute pas, ma grand'mère vient m'embrasser, je la repousse, je regarde devant moi, je suis image, j'accompagne en silence. Alors que ma mère coud mon habit, un Arabe frappe avant d'entrer par la porte-fenêtre ouverte. Il vend des tapis. Ma mère n'en veut pas. Il demande s'il peut me regarder. Il propose à ma mère de m'échanger contre deux dromadaires. Ma mère accepte, elle sourit. Je crois que l'homme va revenir et m'emmener. Que va-t-elle faire des deux dromadaires ?
Depuis, je sens que j'épouserai un étranger.
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« Quand on dit que Dieu a créé Adam et Ève, un homme et une femme, c'est évident qu'il ne s'agit pas seulement de deux personnes. Adam est déjà tous les hommes, et Ève toutes les femmes.
Une femme est devenue objet, bonne, conquête, actrice, starlette, employée, intellectuelle, réceptionniste, ouvrière, religieuse, trotskiste, naturaliste, épouse, résistante, mère, veuve, enseignante après avoir été une enfant. Une femme se sent déchue parce qu'elle n'est plus l'incomparable. Qui l'a trahie ? La nature ? »
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Petite figurine en biscuit qui tourne sur elle-même dans sa boîte à musique
Gaëlle Obiégly
- Gallimard
- L'arpenteur
- 4 Janvier 2000
- 9782070757145
«Je suis partie un dimanche après-midi pour Saint-Pétersbourg voir mon père sur son lit de mort. Devant la porte du crématorium j'ai renoncé. J'ai acheté des fleurs dont j'ai respiré le parfum suave assise sur les bords de la Neva. Le ciel était sombre, lézardé, à certains moments, par les échos acides du soleil. Je voyais passer et repasser devant moi mon père enfant, déguisé en petite fille, paradant à la fête de l'école. J'aurais voulu être sa maman.» Gaëlle Obiégly.
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Le vingt et un août, jour de son anniversaire, la narratrice, mythomane, se décide à passer aux aveux. Elle se souvient d'avoir commencé à mentir vers quinze ans, ayant quitté sa famille pour l'internat. Sa vie d'avant le mensonge lui revient intacte dans sa brutalité d'alors, muette.Par peur des autres, elle s'est tour à tour enfermée dans le silence et l'affabulation. Comment s'affranchir de sa propre tyrannie ? Elle se résout à s'émanciper du mensonge, son joug.Le même soir, elle a rencontré Gamin. C'est à lui qu'elle avouera.Pendant une année d'agitation et d'inertie, elle prépare sa libération. Et parle, enfin.